Propos recueillis par Michel Revol
Publié le 27/05/2023 à 08:00
Il est un peu retiré dans sa mairie du Mans, mais Stéphane Le Foll n’est en rien rangé des voitures. L’ex-ministre de l’Agriculture l’assure : il réfléchit beaucoup à la situation politique de la France, et à celle de la gauche.
En 2021, il avait publié un livre intitulé, sans fausse modestie, Renouer avec la France des Lumières . Il y disait l’urgence, pour la social-démocratie, de retisser les liens avec le peuple de gauche et de réduire la fracture sociale qui l’en a éloigné. L’ancien directeur de cabinet de François Hollande à Solférino poursuit sa réflexion littéraire et politique.
Il publiera dans quelques jours un opuscule de quelques dizaines de pages, une réflexion alerte (et pour l’instant sans titre) fondée sur La Trahison des clercs, le célèbre ouvrage de Julien Benda écrit au début du XXe siècle.
Le Foll y dénonce l’abandon des valeurs fondatrices des combats de la gauche au profit des tactiques immédiates. La Nupes figure, on s’en doute, en bonne place dans cette dénonciation. Et quand Stéphane Le Foll dénonce, il frappe souvent juste.
Le Point : Vous évoquez, dans le texte que vous préparez, la trahison des clercs, du nom du célèbre ouvrage de Julien Benda. Pourquoi cette analogie ?
Stéphane Le Foll : J’aborde dans cet écrit une question essentielle : qu’est-ce qui explique la victoire de François Mitterrand le 10 mai 1981, et quel est l’héritage de ce succès ? Dans L’Abeille et l’Architecte, François Mitterrand évoque le livre de Julien Benda, qui l’avait marqué dans la période d’entre deux guerres.
Il écrit que cette lecture lui a permis de « garder le socialisme à l’abri du flot des idées reçues ». Cette notion me semble essentielle aujourd’hui. Il m’a paru intéressant de l’interpréter et de la prolonger. Nous sommes en effet dans un moment de tensions, entre la logique nationaliste et la radicalité de la gauche.
En quoi La Trahison des clercs a pu guider la pensée de François Mitterrand ?
Il conclut son livre en citant l’expérience vécue par Tolstoï, et racontée par Julien Benda. Pendant la guerre contre les Français, l’écrivain voit un officier frapper un soldat, qui avait dû sortir du rang. Tolstoï lui dit : « Que faites-vous, vous n’avez pas lu la Bible ? » L’officier lui répond : « Et vous, vous n’avez pas lu le règlement ? » Voilà, c’est le conflit permanent entre les valeurs qu’on doit défendre et les passions parfois coupables. À l’époque de la révolution des Œillets au Portugal, en 1974, les partis communistes portugais et français proclament qu’ils ne veulent pas de la démocratie bourgeoise. François Mitterrand et le PS corrigent cette affirmation. Ils disent : « On prend d’abord la démocratie. » Il n’y a pas de qualificatif à ajouter. Par essence, la démocratie est ou n’est pas.
Quelle est la résonance de La Trahison des clercs aujourd’hui ?
Quand Jean-Luc Mélenchon dit : « Il faut chasser la mauvaise république » , je ne suis pas d’accord. Il n’y a pas à qualifier la démocratie. Il faut la défendre, point. Pareil pour la république : je prends tout. C’est mon fil conducteur. En France comme à l’étranger, la montée des nationalismes nécessite qu’on revienne à des valeurs fondamentales : la démocratie, les droits de l’homme et l’internationalisme. C’est d’autant plus nécessaire que, sans internationalisme, on ne pourra résoudre le conflit qui naît aujourd’hui entre les nationalismes des pouvoirs autoritaires et la démocratie. Francis Fukuyama avait prédit la fin de l’Histoire, c’est faux, elle est malheureusement en train de se réécrire avec son versant le plus tragique. Il faut prendre position sur ces valeurs.
Au XXe siècle, lors de la montée du fascisme, certains pays ont oublié pour tout un tas de raisons nos valeurs. Ils ont même fini par les perdre totalement. Aujourd’hui, il y a un risque, nous sommes sur une mauvaise pente.
Arrêtons de penser qu’une fois la décroissance et la sobriété atteintes en France on aura sauvé la planète et nous-mêmes !
Comme d’autres responsables politiques, vous faites de la lutte contre le réchauffement climatique un enjeu prioritaire. Ce combat, au moins, n’est pas affecté par une perte des valeurs…
Si, parce que la lutte pour l’environnement est internationaliste. On ne réglera pas le problème avec la logique, présente chez certains écologistes, du local-localisme ! Arrêtons de penser qu’une fois la décroissance et la sobriété atteintes en France on aura sauvé la planète et nous-mêmes ! L’enjeu n’est pas là.
La conquête de la liberté et la défense de la démocratie, abîmées par les régimes autoritaires, vont de pair avec le grand combat d’aujourd’hui, la lutte contre le réchauffement climatique. On peut se réjouir de la prise de conscience des nouvelles générations, mais il faut aussi penser l’avenir pour offrir une perspective d’amélioration de la condition humaine.
En quoi la gauche française, en particulier la Nupes, oublie-t-elle ces valeurs ?
La gauche ne doit pas seulement porter les colères. Ce serait une erreur historique. Elle doit bien sûr les intégrer et les comprendre, mais surtout rester solide sur ses valeurs. Sinon, elle ne sera qu’un porte-voix.
Le modèle que porte Jean-Luc Mélenchon, décrit dans son livre Qu’ils s’en aillent tous, est de faire table rase du passé politique. C’est une vieille logique marxiste et trotskiste, qui resurgit aujourd’hui. Le socialisme démocratique français doit au contraire réaffirmer ses valeurs historiques et les conceptualiser pour répondre aux grands défis du monde. Il ne faut se laisser embarquer ni par la décroissance, ni par la fureur, ni par la colère, ni par l’idée qu’un régime autoritaire peut résoudre les problèmes environnementaux.
Le danger qui menace une certaine partie de la classe politique n’est-il pas cette fascination pour les hommes forts, comme Vladimir Poutine ?
Il y a en effet un attrait traditionnel de la droite pour l’autorité et la force. Mais on voit aussi à gauche l’idée qu’un pouvoir fort est le seul moyen de maîtriser les marchés et le libéralisme. La montée du fascisme s’est ainsi accompagnée, en particulier avec les néosocialistes, d’une volonté d’aller au bout d’un pouvoir autoritaire pour maîtriser la totalité des enjeux, y compris économiques. Cette question est au centre des débats aujourd’hui.
Faites-vous un parallèle entre l’extrême gauche et l’extrême droite ?
Oui. Le macronisme a chamboulé la structure politique du pays. Il y a toujours eu en France une extrême gauche et une extrême droite, une gauche et une droite, mais la droite et la gauche ont disparu. À cause de l’hypercentre créé par Macron, il ne reste que les extrêmes. Ce centre macroniste biaise le débat démocratique. Sa logique dialectique est perverse. Elle dit : être avec moi, c’est montrer que vous savez gouverner ; être contre moi, c’est montrer que vous en êtes incapables.
Quelle est l’issue ?
Je n’en vois pas pour l’heure. La démocratie, par définition, est fondée sur le vote, qui offre des alternances et des alternatives. Les extrêmes montent car le macronisme renvoie les oppositions dans une posture contestataire, alors que le pays a besoin d’oppositions de gouvernement qui assurent les alternances politiques.
Pouvoir changer de politique, c’est la vie démocratique. Sinon, on est dans l’affaiblissement et la fracture démocratique. La clé de voûte des institutions, à savoir le président de la République et l’élection présidentielle, risque alors d’entraîner l’effondrement de tout le système.
La colère qui s’est exprimée lors de la réforme des retraites est-elle une conséquence de ce blocage ?
Je le pense. Quand un tel mouvement d’opposition ne peut trouver un débouché politique, chacun s’enferme dans une colère et une radicalité.
La ligne de Jean-Luc Mélenchon ne pourra pas rassembler.
Que proposez-vous pour sortir de cette impasse ?
Il faut défendre nos valeurs et incarner une alternance en même temps qu’une alternative. La Nupes, dominée par la ligne idéologique de LFI, n’est pas en capacité de porter un projet collectif. Au contraire, elle clive. La ligne de Jean-Luc Mélenchon ne pourra pas rassembler, alors que l’élection présidentielle doit porter au pouvoir un homme ou une femme capable de porter un projet rassembleur. Une nation ne peut se constituer sans un destin collectif partagé par tous, quelle que soit sa classe sociale ou son origine. C’est pourquoi les valeurs sont importantes : elles soudent.
Qu’est-ce qui « clive », comme vous dites, parmi les positions de la Nupes ?
Prenez la question européenne. Est-on souverainiste ou pour une France qui, dans l’Europe, va peser pour régler les grands défis de l’avenir ? Nous devons refuser cette logique adolescente de la Nupes selon laquelle, quand un traité ne convient pas, on désobéit. J’aimerais qu’on revienne à une logique adulte : réinventer l’Europe pour qu’elle devienne une grande puissance durable, sociale et innovante. C’est pourquoi je défends l’idée d’une liste sociale-démocrate aux élections européennes.
Certains pays, comme l’Espagne sur la question énergétique, ont pourtant négocié des libertés avec les traités européens…
Je vous fais aussi remarquer que la France ne respecte pas certaines règles européennes, comme celle des 3 % de déficit ! Dans les traités, des marges sont laissées à la négociation. On n’est pas là pour respecter la moindre virgule, mais pour interpréter les règles. C’est la force démocratique de l’Europe. Poser comme postulat qu’on va désobéir, c’est autre chose, c’est contraire à l’esprit européen.
Le PS semble étouffé au sein de la Nupes. Comment peut-il, à nouveau, se faire entendre et rallier les suffrages ?
Toute offre politique crée sa propre dynamique électorale. Regardez l’élection de Martine Froger en Ariège [la candidate socialiste a été élue lors d’une législative partielle, NDLR]. D’abord, la candidate du RN n’a pas passé le premier tour. Ensuite, celle qui portait les couleurs de La France insoumise, pourtant députée depuis 2017, a été battue au deuxième tour par Martine Froger. Une part majoritaire de l’électorat local a refusé d’être représenté par LFI. Des électeurs qui ne votaient pas ou votaient blanc ont aussi glissé un bulletin au nom de la candidate socialiste dans l’urne. Or, aux législatives de 2022, on a dénombré 4 millions de bulletins blancs ou nuls. C’est un potentiel énorme pour les socialistes.
Je suis là pour secouer le cocotier.
Le PS peut-il être une force électorale seul, sans la Nupes ?
Il faut toujours une alliance pour l’emporter. Le RN aussi a besoin d’alliés. L’enjeu, c’est que le PS reprenne une dimension qui lui permette de négocier des alliances, mais pas de subir la ligne politique de La France insoumise.
Vous êtes donc d’accord avec François Hollande : « Ce n’est pas l’union qui fait la force, c’est la force qui fait l’union » ?
Absolument !
Un projet est nécessaire mais pas suffisant. Il faut l’incarner. Qui est le Mitterrand d’aujourd’hui ?
C’est un vrai sujet. Je peux déjà dire sans me tromper que ce ne sera ni Olivier Faure ni Anne Hidalgo !
Bernard Cazeneuve ?
Pourquoi pas ? Tout dépend du souhait des Français après la période Macron. Voudront-ils sortir de la conflictualité actuelle pour chercher un peu de calme ? Et dans ce cas, qui sera la personne capable de révéler cette aspiration ? Je partage avec Bernard Cazeneuve la volonté de travailler sur la ligne politique avant de poser la question très médiatique de l’incarnation.
Et vous-même ?
Je suis là pour secouer le cocotier. J’ai un avantage sur les autres, je connais la France et le fonctionnement des rouages européens. J’ai été conseiller municipal d’un village de 256 habitants, député et vice-président du Parlement européen, ministre et maintenant maire du Mans et président de la métropole… Je revendique cette expérience car c’est une force pour gouverner.
Aujourd’hui, je n’exclus rien, mais l’heure est à la réflexion avant toute aventure égotique.
Vous connaissez les classes populaires, que le PS essaie de séduire à nouveau . Comment les convaincre de se tourner une nouvelle fois vers vous ?
Le PS tente de se reconnecter au peuple, mais en reprenant les recettes de 1981, qui ont été nécessaires pour de grandes avancées : baisse du temps de travail, retraite à 60 ans, sixième semaine de congés payés, etc.
Cette politique de la demande s’est arrêtée en 1983 car François Mitterrand a compris qu’il fallait éviter le décrochage de la France.
L’autre enjeu pour le PS est de ne pas tomber sous l’influence de la politique décroissante des Verts. En fait, une politique de l’environnement juste et ambitieuse peut nous reconnecter aux classes populaires.
Les Gilets jaunes se rendaient bien compte que les riches ne payaient rien pour la pollution qu’ils créaient, alors qu’eux, les classes populaires, étaient frappés au portefeuille avec la taxe carbone. Il faut donc passer du ruissellement à la cascade : non pas taxer encore mais investir massivement par l’écokeynésianisme.
L’Union européenne, l’État, les collectivités, les entreprises, le système financier, tout le monde doit s’y mettre pour créer le fleuve qui va nous emmener vers la neutralité carbone. Ces investissements massifs pour le climat seront créateurs d’emplois, fondements d’une croissance sûre et durable.