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La lettre de Ruffin à Glucksmann : Une approche datée et dépassée

Boris ENET

Militant socialiste de la métropole de Montpellier

Si l’on acceptera de louer un dialogue franc entre l’un des leaders insoumis et notre tête de liste sous la forme d’une interpellation, l’on déchante très vite. Non comme une illustration de deux gauches irréconciliables mais comme celle d’une gauche sociale-démocrate européenne face à un populisme mâtiné d’un souverainisme cocardier. C’est non seulement une incompréhension du rapport de force des grands enjeux internationaux qui ne sauraient se résumer à la situation de la Picardie et qui impacte la France comme le continent européen et une curieuse conception du suffrage selon qu’il vous est favorable ou non. Au final, il s’agit d’une grande confusion entretenue entre la situation française présentée comme apocalyptique et une Europe en voie de fédéralisation responsable d’à peu près tout. Comme si, au sein même des institutions européennes, rien n’avait changé depuis 20 ans, jusqu’à présenter encore aujourd’hui la toute-puissance de « l’orthodoxie allemande » à laquelle il faudrait se plier. Absurde.

Il y a d’abord chez vous François Ruffin, une curieuse célébration de ce que vous dénommez « l’hiver en jaune » en 2018, une sorte de saine colère populaire sans vous appesantir sur les mots d’ordre d’extrême-droite et la traduction politique de ce mouvement dans les urnes comme dans les formations qui ont accueilli quelques-unes des voix de ce mouvement par ailleurs non démocratique. Vous évoquez à juste titre une utilisation disproportionnée de la force sous les ordres d’un préfet dont chacun s’accorde aujourd’hui à reconnaître la brutalité. Soit. Mais que dire de la violence indigne en face, des préfectures incendiées, de la mise à sac de l’Arc de triomphe, de l’occupation récurrente des rues parisiennes pour y semer le chaos ? Que dire des immondices antisémites à la soutenance des thèses anti vaccinales avec lesquelles votre chef a dangereusement frayé, à l’occasion notamment d’un voyage dans les Antilles françaises et en Guyane sans que vous ne preniez la peine de le contredire ? Pourquoi ne pas considérer l’ensemble des éléments problématiques de cette page de l’histoire sociale, très minoritaire, plutôt que d’en écarter ceux qui vous dérangent ? L’on pourrait considérer cet oubli fâcheux comme un acte manqué sans conséquence mais vous le théorisez en toute conscience lorsque vous évoquez la démocratie française « démocratie sans demos contre le demos ». La formule est habile mais sur quoi repose-t-elle et surtout qu’entretient-elle ?

La démocratie représentative ne peut pas seulement être saluée lorsqu’elle vous arrange, en l’occurrence en 2005 à l’occasion du rejet du vote sur le referendum de traité constitutionnel. Qu’est ce qui justifierait que depuis, la démocratie et la sanction électorale de votre mouvement rendraient moins légitime les résultats à venir ? La crise démocratique se soldant par la grève des électeurs est devenue généralisée en Occident et ne saurait être le seul fait hexagonal. Les anciens PECO (Pays d’Europe Centraux et Orientaux), entrés dans l’UE -et que vous dénoncez nous y reviendrons – sont frappés des mêmes maux démocratiques alors qu’ils n’ont réellement droit au suffrage que depuis les lendemains de la chute du mur de Berlin. Vous semblez, comme le Rassemblement National, exiger une démocratie directe de chaque instant en vous appuyant sur le principe des votations…en Suisse. Avez-vous sérieusement pris le soin d’étudier ce qui est soumis aux différents cantons aux mains de l’UDC, formation de droite réactionnaire, prête à renégocier les accords d’association à l’UE dont ceux de Schengen ? Soutiendriez-vous donc parce que le peuple le déciderait avec l’appui du RN et de Reconquête, un RIC (Referendum d’Initiative Citoyenne) sur la peine de mort, le droit au mariage des homosexuels, le droit à l’IVG pour mieux détourner notre Etat de droit et nos garanties constitutionnelles ? Vous ne prenez garde au fait que la démocratie ne saurait seulement relever du « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple » comme vous l’écrivez mais également d’un corpus de valeurs, de droits fondamentaux chèrement conquis par les générations précédentes et qui sont à défendre.

Cette confusion entretenue entre les pouvoirs séparés et l’ensemble des textes constitutionnels est une marque de fabrique du mouvement auquel vous appartenez et que vous n’avez jamais remis en cause. En ce sens, vous épousez le lit du fleuve entretenu par l’extrême-droite, quand bien même cela serait-il pavé de bonnes intentions. Donald Trump utilise le même type d’arguties pour défaire le droit au nom de la souveraineté populaire. Or, sur ce point, vous ne rendez pas grâce à l’Union Européenne que vous n’évoquez pratiquement pas alors que c’est elle qui a été capable jusqu’alors de contenir voire d’endiguer la réthorique raciste de l’extrême-droite italienne. Revenons-y un instant. La leader du mouvement que l’on nomme post-fasciste promettait de rejeter 200 000 immigrés hors de la péninsule. Qui a pu la stopper ? Un vaste mouvement de masse populaire ? Certainement pas, c’était probablement l’un des points du programme parmi les plus populaires.

Les institutions judiciaires italiennes ? Pas davantage, seule la Commission européenne, à laquelle vous n’accordez pas la moindre légitimité démocratique, a été en mesure de mettre le marché en main au nom du plan de relance et des valeurs qui nous fondent collectivement. Devant le chantage à la manne financière, Meloni a évidemment reculé, indépendamment même des questions démographiques qui plombent toute velléité de rejeter une population qui pallie aux manques de main d’oeuvres d’un pays vieillissant.

A moins de deux semaines des obsèques de Jacques Delors, vous dépeignez une UE qui relève du fantasme et vous reprenez les diatribes entendues entre 1984 et 2014. Le temps a pourtant passé depuis. « L’orthodoxie allemande » serait donc la règle immuable dîtes-vous en matière de finance, de maîtrise de l’inflation au détriment de l’investissement et d’une politique de relance. Mais que s’est-il donc passé depuis 2014 ? La Grèce, au prix de sacrifices il est vrai terribles, n’est-elle pas restée membre de la famille européenne avec un rôle éminemment positif de la part de F. Hollande pour contrer la position de M. Wolfgang Schauble, ministre des finances allemand et son homologue néerlandais Marc Rutte ? La mutualisation des dettes, comme aime à la rappeler R. Glucksmann, n’a-t-elle pas permis de maintenir l’activité économique, d’organiser les investissements du plan de relance et de passer la crise du Covid ? Les commandes de vaccin groupées, après un démarrage poussif, n’ont-elles pas garanti une sortie de la crise sanitaire ? Quel était le plan B en Grèce ? Le plan Varoufakis a scindé la formation Syriza et n’a trouvé écho nulle part et ses détracteurs annonçant une probable catastrophe avaient sans doute raison. Le Brexit et ses 160 milliards de livres se sont traduits par un bilan social calamiteux pour ceux dont vous vous réclamez avec une rupture des chaînes d’approvisionnement et des délocalisations d’emplois tertiaires (ils existent bien davantage que les emplois industriels que vous mentionnez notamment en Angleterre). Comment imaginez-vous défendre les opprimés picards et d’ailleurs avec une improbable ligne Maginot ?

La réhabilitation posthume du programme économique de Georges Marchais ne peut davantage correspondre à l’époque d’autant qu’il était déjà inepte au milieu des années 80. Vous dénoncez avec cohérence l’élargissement et l’approfondissement de la construction européenne, payée, si l’on vous suit par les travailleurs de l’industrie. C’est encore un

raccourci utilisé par les populistes de l’autre rive mais en vous faisant crédit de votre sincérité, rappelons que les plans de restructuration de l’automobile, de l’équipement ou du textile ont commencé bien avant les vagues d’élargissement successives de l’UE. L’épuisement d’un cycle industriel et le renchérissement des coûts de production en Europe relèvent d’un changement d’échelle objectif. Les industries qui ont résisté, embauché et vu leurs carnets de commandes se remplir sont toutes peu ou prou issues d’entreprises européennes dans des secteurs ou la valeur ajoutée est importante. Là où il faudrait souligner la concurrence violente de la mondialisation et ce qu’elle implique en terme de normes sociale et environnementale au détriment des travailleurs, vous vous méprenez à nouveau en vous attaquant à l’UE qui est la seule, à cette échelle à pouvoir intervenir, réguler et éviter le dumping social et fiscal intra européen.

Mais indépendamment de cela, et puisque le sujet de l’immigration s’invite dans le débat national avec son cortège de fantasmes, que se serait-il passé si les anciens PECO n’étaient pas rentrés dans l’UE ? Ne pouvez-vous pas dans un premier temps vous réjouir avec nous de l’augmentation du salaire moyen des Tchèques, des Polonais, des Roumains, des Bulgares… De la croissance qui partout a permis une amélioration non contestable du niveau de vie des populations mais aussi de la progression des normes de droit contre la corruption et dans une moindre mesure des acquis démocratiques ? Avez-vous oublié l’immigration espagnole uniquement tarie avec les aides européennes après son entrée dans la CEE de l’époque en 1986 ? J’entends encore le premier ministre de l’époque, J. Chirac, et son ministre de l’intérieur, C. Pasqua, exiger des instances européennes la suspension provisoire des accords de libre circulation pour les Espagnols sur le même mode que le vôtre… afin de ne pas déstabiliser le marché du travail hexagonal. Un argument éculé qui s’est toujours révélé faux sur le plan économique. À l’heure où les gouvernements des Etats membres n’auront d’autre choix que de recruter massivement des travailleurs étrangers pour soutenir la croissance et avec elle notre modèle social dont le paiement des retraites de sociétés vieillissantes. Ce que vous écrivez ici, relève probablement de l’émotion ressentie devant des cas humains dramatiques et les ravages du chômage dans d’anciens bassins industriels mais pas de la raison. Et cela alimente, que vous le vouliez ou non, les extrême-droites et leurs relais.

Enfin j’en terminerai par ce qui relève de l’anecdote mais crée un malaise profond lorsque l’on vous lit. Tout en prenant quelques précautions, vous faîtes le procès d’un homme aux « origines de classe » qui l’éloigneraient des réalités du terrain. « Hors sol, pays réel contre pays légal » autant d’expressions utilisées jusqu’à la corde par les tenants de Maurras, des extrême-droites et de vos camarades de LFI les plus déraisonnables. Ce n’est évidemment pas très nouveau. A gauche et dans l’histoire de ce qu’on appela feu le mouvement ouvrier, les mêmes sobriquets furent utilisés contre L. Blum (l’antisémitisme en plus mais cela viendra probablement non de vous mais d’autres), sans même remonter à K. Marx ou F. Engels, vilipendés pour leurs origines de « classe » par les courants d’Ultra gauche au sein de la première Internationale. Aujourd’hui dans ce que le monde médiatique appelle « story telling », J. Bardella, R. Dati et désormais vous-même utilisez votre parcours de vie pour mieux dénoncer ceux qui se sentent à l’aise à New York, Paris ou Berlin davantage qu’ils ne le sont dans les campagnes picardes. Ce procès en chauvinisme s’inscrit dans une compétition mortifère avec l’extrême-droite, une fois encore, que vous perdrez. Elle ne traite évidemment pas du fond mais s’adresse aux « tripes » de vos électeurs sur un mode qui abaisse la démocratie et renie ses valeurs. Vous trouverez sur ce point, bon nombre de relais médiatiques pour abonder en ce sens sans vous interroger sur les précédents historiques qui conduisent implacablement au drame. Les SA (Sections d’Assaut) de la fin des années 20 étaient eux aussi, des travailleurs du rang tombés dans la misère, anciennement militants communiste ou socialiste qui finirent sous les fenêtres d’Albert Einstein ou de Thomas Mann à Berlin pour leur faire la peau et les contraindre à l’exil. Leurs origines de classe ne les ont pas épargnés de comportements indicibles. Dans son bain de sang institué, Joseph Staline dès 1922 utilisa aussi à la tête de l’Union Soviétique l’argument du « travailleur du rang » contre les intellectuels apatrides communistes souvent juifs de la première heure pour mieux pouvoir les évincer avant de les anéantir. Loin de moi l’idée de vous attribuer une filiation aussi macabre mais je crois que s’aventurer sur ce terrain aboutira à un but contre son camp, en considérant que c’est encore le nôtre collectivement.

Au final, vous vous adressez à R. Glucksmann sans aller au bout de vos convictions sur l’UE. Vous évoquez à peine la transition écologique nécessaire comme si ce petit pays d’à peine 68 millions de

ressortissants pouvait à lui seul, malgré son « génie » et une volonté politique indomptable, résoudre la question. Vous ne mentionnez pas l’intervention de la Commission et la fin des moteurs thermiques à l’horizon 2035, stimulant le marché de l’électrique, vous ne mentionnez pas la baisse des émissions de CO2 permettant d’atteindre les objectifs adoptés par l’UE et qui ne sauraient se résumer à la douceur climatique. Vous ne mentionnez évidemment pas la situation de la guerre à nos portes, si ce n’est pour souhaiter « la paix et le bonheur » à M. Glucksmann, vous ne mentionnez surtout pas le fait que la seule force en capacité d’accélérer les régulations, d’investir en commun, de poursuivre la mutualisation des dettes, de traiter le sujet migratoire à la bonne échelle, est forcément européen. De votre lettre, ne ressort que l’illustration d’une volonté de faire sécession, de défaire ce que fit J. Delors et d’autres en son temps en défendant des politiques progressistes intégrées au nom même de celles et ceux que vous souhaitez défendre. Davantage que deux gauches irréconciliables, c’est une vision du monde qui relève de la Raison -ce que vous nommez les sachants – contre une gauche anachronique qui s’inscrit dans une tradition souverainiste sans lendemain et fait obstacle à la constitution d’une Europe puissance, fédéraliste et progressiste au bénéfice de tous, picards ou non.

Boris ENET, militant socialiste de la métropole de Montpellier